SITARANE : HISTOIRE ET LEGENDE DES "BUVEURS DE SANG"


(Ce texte est une retranscription sous forme électronique réalisée par VERHILLE A. des pages 408 à 421 du tome 5 du Memorial de l'île de la Réunion)



Saint-Pierre, 20 juin 1911. il est six heures du matin et il fait encore très sombre. il pleut. Au milieu du mur Ouest entourant le cimetière, une brèche a été ouverte. Devant cette brèche se dresse la sinistre guillotine. La foule, nombreuse, est contenue à une trentaine de mètres de part et d'autre de l'estrade par d'importantes forces armées. Goût du morbide? Très certainement! Mais aussi, pour de nombreuses personnes, sans doute, le besoin de s'assurer que ceux qui les ont fait trembler de peur pendant de nombreux mois vont payer.


Par deux fois, à six heures vingt cinq et six heures trente, le couperet va s'abattre.


Saint-Laurent-du-Maroni, Guyane française, le 20 avril 1937. La nuit tombe sur la vaste enceinte de la colonie pénitentiaire, laquelle doit, dit-on, être supprimée l'année suivante. Dans une des chambres communes, un vieillard de 68 ans, chauve, amaigri, malade, sait qu'il n'atteindra pas cette date. Le paludisme et une bronchite qui n'a jamais été soignée ont raison de ses dernières forces. Peu après le crépuscule s'éteint Pierre Elie Calendrin, dit Saint-Ange Gardien, sans doute le plus grand criminel que l'a Réunion ait connu, et chef d'une redoutable bande de malfaiteurs qui fit trembler la petite colonie en 1908 et 1909. Et curieusement, cet homme est mort dans son lit. C'est à peine si quelques Réunionnais connaissent son nom. On n'a retenu des crimes de la «bande rouge», passés en légende, que le nom d'un des complices suppliciés à Saint-Pierre: Simicoundza Simicourba, dit Sitarane.


Sitarane, des dizaines d'années après sa mort, est encore l'objet d'un culte par bien des côtés diabolique et incarne aux yeux des Réunionnais l'esprit du mal, le diable. il n'était pourtant que le second dans la hiérarchie de cette bande de criminels qui exécuta une série de vols audacieux et trois crimes particulièrement atroces dans le Sud de l'île, en 1908 et 1909. Est-ce en raison de ses origines africaines (alors que ses complices étaient tous des créoles), ou de sa forte corpulence, ou encore de la violence qui émanait de toute sa personne, de chacune de ses paroles? Nul ne saurait dire pourquoi ce qui aurait dû s'appeler «l'affaire Calendrin» est devenue «l'affaire Sitarane». Peut-être, finalement, Parce que Sitarane était celui qui portait le premier coup mortel !...


Un document exceptionnel: ce tirage d'après une vielle dispositive noir et blanc sur verre montre un des transferts de la «bande à Sitarane», entre la prison et le tribunal de Saint-Denis. Chaque jour, pendant toute la durée du procès, une foule menaçante accompagnait les accusés depuis la prison jusqu'au palais de justice... (Coll. privée).



UNE INSECURITE GENERALE


En ce début de siècle, la sécurité les campagnes est mal assurée à la Réunion. il ne fait pas bon vivre à l'écart. Et le fait de disposer de gardiens armés ou d'entretenir des chiens féroces n'est pas, on va le voir, un gage de sécurité.



La criminalité est répandue dans l'île, et les bandes de malfaiteurs sont nombreuses. L'objectif premier de ces bandits est le vol, pas le meurtre. Mais si l'assassinat doit assurer l'impunité, on n'hésite pas à y recourir et c'est ainsi que plusieurs affaires particulièrement sanglantes vont défrayer la chronique. La presse les rapporte dans leurs moindres détails, même les plus atroces, ajoutant encore à la peur des Réunionnais, et criant chaque fois un peu plus à l'incurie des forces de police ou de gendarmerie.



Le zèle de ces dernières n'est, semble-t-il, pas en cause. Leurs effectifs, d'une part, sont très réduits. D'autre part, leurs moyens d'action sont limités. Contrairement à ce qui se passera plus tard et qui facilitera les enquêtes, leurs contacts avec la population sont inexistants. Enfin, les gendarmes doivent se déplacer à cheval, le long de chemins mal ou pas du tout entretenus. Le temps qu'ils mettent à se rendre sur les lieux d'un crime est amplement mis à profit par les malfaiteurs pour prendre le large. Enfin, l'île ne ressemble pas à celle que nous connaissons. La population y est moins nombreuse et le paysage offre de nombreuses possibilités de se soustraire efficacement aux recherches. La Réunion est encore relativement boisée et le tourisme de randonnées n'étant pas encore développé, de nombreux recoins de l'île sont inexplorés. Sauf par les malfaiteurs. C'est par le plus grand des hasards que la police, parfois, tombe sur de véritables camps retranchés où elle est fort mal accueillie.



Ce préambule un peu long est indispensable si l'on veut comprendre l'état d'esprit de la population au moment où débute la série des méfaits de la bande à Saint-Ange. Nulle part on ne se sent vraiment en sécurité, pas même dans les villes. Toutes les personnes ayant une certaine position sociale, donc toutes celles chez qui il y a argent ou marchandises à voler, possèdent une ou plusieurs armes à feu, entretiennent un ou deux gardiens armés et un nombre indéfini de roquets sans grâce, mais hargneux et (parfois) utiles.





Gendarmes escortant des prisonniers: au début du XXe siècle, les faibles forces de l'ordre présentes à la Réunion ne suffisaient pas à assurer la sécurité des campagnes. (Collection André Blay).



«MÈCHE ANGLAISE» ET BARRE-A-MINE



Nous sommes en 1908. La région comprise entre la Rivière-SaintLouis et le Tampon est, jusque-là, soumise à un taux de criminalité qui n'est pas plus élevé que celui du reste de l'île. On le saura plus tard, au cours de l'enquête, c'est au cours de l'année 1908 que Saint-Ange forme sa bande et se lance avec elle dans une série de vols particulièrement audacieux.


En 1908 et 1909, nombre de commerces et de maisons particulières de Saint-Louis, Rivière-SaintLouis, Saint-Pierre et Tampon reçoivent la visite nocturne de malandrins discrets et efficaces. Les voleurs emportent absolument tout ce qu'ils peuvent trouver: argent, bijoux, victuailles, armes, vaisselle, linge, instruments divers. Dans les cuisines, ils poussent l'impertinence jusqu'à achever les restes du dernier repas des propriétaires, confortablement installés à la table de service, prenant tout leur temps. On dirait qu'ils se sentent protégés, et tel est bien le cas ainsi qu'on le verra par la suite.



La peur et l'insécurité augmentent dans tout le Sud, surtout en raison des méthodes utilisées par les malfaiteurs et des circonstances qui accompagnent chacune de leurs expéditions.



A cette époque, les maisons de la Réunion sont presque toutes construites en bois et le système de fermeture est le même pour toutes. Portes et fenêtres sont retenues par une bascule. Seule la porte d'entrée principale -ou parfois celle de «l'office» est munie à la fois d'une bascule qui retient un seul vantail, l'autre comportant une serrure. Ajoutons à ceci que bien souvent, les maisons d'habitation ne comportent pas de cuisine «incorporée», celle-ci étant située dans un bâtiment distinct en raison des risques d'incendie. Attenante à cette cuisine se trouve le plus souvent une pièce appelée «godon» et où l'on accumule les provisions pour plusieurs semaines. La proie est tentante !



La méthode mise au point par la «bande du Sud» est originale. Elle consiste justement à s'attaquer à la porte munie d'une serrure. Un peu en dessous de l'emplacement de la bascule, une série de petits trous rapprochés est percée à l'aide d'un vilebrequin muni d'une «mèche anglaise» (un foret). Ce travail de menuiserie terminé, il ne reste plus qu'à dégager le morceau de bois ainsi délimité et assez large pour laisser passage à un bras d'homme. Par l'ouverture pratiquée, on glisse la main et on actionne la bascule. La serrure ne sert plus à rien! Les voleurs n'ont qu'à entrer et se servir.



Mais bientôt, cette façon de procéder vient à être connue et les propriétaires vont inventer une sûreté supplémentaire qui, pensent-ils, découragera les voleurs. Chaque porte, chaque fenêtre, est pourvue d'une planchette mobile interne, fixée par un clou sur un des montants de la fenêtre, et bloquant la bascule. Mais ce système, qui sera appelé plus tard «le système anti-Sitarane», se révèle inefficace. Les voleurs, après avoir percé la porte comme décrit précédemment, utilisent d'abord une branche de bois dur avec laquelle ils dégagent la planchette, puis actionnent la bascule qui n'est plus retenue.



Les propriétaires vont alors charger leurs portes de clous à bardeaux, de plaques de métal autour des emplacements des bascules; de quoi mettre en échec la mèche anglaise plus solide! Qu'à cela ne tienne! puisqu'on leur barre l'accès aux portes et fenêtres, les voleurs s'attaquent aux cloisons extérieures en bois... Si les planches sont bien jointes, ils commencent par une série de petits trous, de quoi livrer passage à une «barre-à-mine» qui vient parachever le travail.


De toute façon, ils entrent là où il ont décidé d'entrer! Mais ce n'est pas le plus étrange.



TROIS HOMMES A GENOUX, A MINUIT...


Si la méthode est originale, les circonstances des méfaits ne le sont pas moins. Les chiens, ces fameux roquets hargneux qui aboient à tout propos, sont étrangement silencieux lorsque les voleurs agissent. Même ceux réputés pour être les plus féroces ne font pas leur travail ! Et, chose curieuse encore, plusieurs jours après le vol, ils restent bizarrement apathiques.


Enfin, il arrive que parfois les voleurs agissent dans une pièce alors le le maître des lieux dort dans la pièce à côté, derrière une mince cloison de bois qui laisse passer tous les bruits. Mais le dormeur n'entend rien.


Ce fait sera constaté plusieurs fois. Alors, dans les habitations, on commence à monter la garde, avec fusils et chiens. Des vigiles appointés font des rondes dans les cours. Régulièrement, chaque nuit, tel gardien croit voir une ombre suspecte... et tire! Ce n'était qu'une branche, un «chat marron»-, mais voilà qu'un autre coup de fusil lui répond, quelques centaines de mètres plus loin! Un autre garde, stimulé par le premier coup de feu, croyant lui aussi voir quelque chose, vient de tirer. C'est alors la réaction de proche en proche, du Tampon où a été tiré le premier coup, jusqu'à la Rivière-Saint-Louis en passant par Saint-Pierre et Saint-Louis... et même l'Entre-Deux! Ajoutons à cela que pour se prémunir davantage, les propriétaires se mettent à entretenir des meutes de chiens... et d'oies. Depuis l'histoire romaine, on sait que ces vindicatifs volatiles passent pour être d'excellents gardiens. Mais chiens et oies n'ont jamais fait bon ménage, et s'ils ne se battent guère entre eux, une haine féroce et ancestrale fait qu'ils ne peuvent s'apercevoir sans échanger aboiements et criaillements qui éveillent gens et bêtes à toute heure du jour... et de la nuit ! Les gens ne dorment plus. Et les voleurs poursuivent leurs méfaits avec un égal bonheur.


Ainsi à Rivière-Saint-Louis, au mois de décembre 1908.



Pierre Payet Delcantara, commerçant, monte la garde toutes les nuits en compagnie d'un serviteur. Il est sous sa «varangue» avec son fusil et attend. On va voir ce qu'on va voir!



Cette nuit-là, peu avant minuit, alors qu'il est protégé par l'obscurité, il aperçoit trois hommes qui arrivent à la croisée des chemins, non loin de sa boutique. Les trois mystérieux individus, à pied, sont suivis par une charrette dans laquelle se tiennent plusieurs personnes. Le véhicule s'arrête avant la croisée pendant que les trois piétons avancent jusqu'au milieu du carrefour. Là, ils s'agenouillent, allument des bougies et se mettent à battre des cartes. L'un d'eux se penche sur les cartes étalées dans la poussière et semble réfléchir. Puis ils se relèvent, palabrent rapidement, vont se laver les mains à la fontaine toute proche et repartent, suivis de la charrette, aussi silencieusement qu'ils sont venus. On saura plus tard que c'est à cause d'un bébé malade, qui pleurait dans la maison d'à côté, que les voleurs n'ont pas insisté, de peur d'être dérangés dans leur «travail».


Huit jours plus tard, le magasin de Pierre Payet Delcantara est pillé de fond en comble alors que son propriétaire montait la garde. La porte du magasin étant munie de clous et de plaques de tôle, les voleurs ont tout simplement fait sauter les planches de la cloison extérieure. Cela a dû faire du bruit, mais le commerçant, pourtant éveillé, n'a rien entendu!



UNE ANGOISSE GRANDISSANTE


Quelque temps plus tard, au Tampon, les voleurs s'introduisent chez Raoul Leperlier et emportent trente-sept kilos d'essence de géranium. Cette fois, la porte de l'entrepôt a été forcée au ciseau à froid, instrument bruyant par excellence! Raoul Leperlier dormait dans la pièce à côté... Les trois chiens n'ont pas aboyé.



A Saint-Louis, tentant de s'introduire chez le docteur Aubry, les voleurs réussissent à trouer la porte et à faire jouer la bascule, mais sont mis en fuite par le docteur qui s'est réveillé juste à temps.



Toute l'année 1908 et le début de 1909 sont ainsi marqués, dans la région Sud, par une série de vols d'envergure. L'angoisse, la peur qui s'installent à la nuit tombée, sont encore augmentées lorsque deux dames habitant à la Plaine des Cafres périssent brûlées vives dans leur lit, alors que leur maison venait d'être cambriolée.



Ce drame n'est pas imputable à la bande à Sitarane, mais concourt à détériorer l'état d'esprit des habitants du Sud. D'autant plus que la police n'a pas le plus petit indice à se mettre sous la dent. C'est dans un tel contexte que survient le premier assassinat dû à Saint-Ange et aux siens.




HERVE.DELTEL ASSASSINE. DANS SON LIT


Nous sommes le samedi 20 mars 1909 au Tampon, au lieu-dit «chemin des 400». Un peu à l'écart de la route qui va de Saint-Pierre au Tampon, au bout d'une allée qui traverse une caféière, se dresse la maison d'Hervé Deltel. Ce dernier est un jeune propriétaire célibataire. Il doit se marier prochainement et, tous ces derniers jours, il s'est livré à d' importants préparatifs en vue de l'événement. La maison a été refaite à l'intérieur, repeinte, et on attend la fin de la saison des pluies pour faire de même avec l'extérieur. Il n'a pas été difficile, dans l'esprit des malfaiteurs, de songer que le jeune homme conservait chez lui, pour cette occasion, d'importantes sommes d'argent, et que des provisions ont été accumulées.



Ce 20 mars, à six heures du matin, le gardien de la propriété s'étonne de constater que son jeune maître, toujours debout à cinq heures et demie, n'est pas encore levé. Accompagné de son épouse, il fait le tour de la maison et s'aperçoit alors que la porte principale, située sur le perron qui domine la cour, est ouverte. Tous deux s'en approchent, appellent. Aucune réponse. Ils pénètrent dans la maison et tombent au milieu d'un désordre indescriptible : fauteuils et chaises renversés, meubles fouillés, objets divers répandus sur le parquet.



Ils découvrent Hervé Deltel sur son lit, mort, dans une mare de sang.



Les constatations de la police ont été résumées par M. Henri Négrel, substitut du procureur de la République, dans une conférence prononcée à la «Société des sciences et arts» en 1964 :



«On constate tout d'abord que le montant d'une des portes, celui de droite, a été percé à 75 cm du sol. Une série de 18 trous forés l'un à côté de l'autre, en demi-lune, avait permis de détacher un morceau de bois et de pratiquer ainsi une ouverture. Le dernier côté était constitué par l'emboîtement de deux planches, ce qui avait réduit d'autant le forage. Ainsi les malfaiteurs avaientils pu ouvrir la porte intérieure vitrée dont la poignée se trouvait à la hauteur du panneau de bois retiré.»



Mais la bascule était retenue par la fameuse planchette «anti-Sitarane». Pour ouvrir, les criminels se sont servis d'une branche de pêcher longue de 45 cm, et grâce à laquelle ils ont actionné la planchette. La baguette a été retrouvée par terre, près de la porte.



«Malgré toutes les précautions prises, poursuit M. Henri Négrel, malgré cette planchette, les malfaiteurs avaient pénétré sans attirer l'attention, alors que là non plus le chien cependant réputé méchant et qui couchait dans la cour n'avait pas aboyé. Sur la table de nuit était retrouvé, avec les restes d'une bougie entièrement consumée, un vieux couteau rouillé, à la lame fraîchement aiguisée, tordue, rouge de sang.



«Il appartenait au docteur Henri Roussel, médecin légiste, de faire les constatations les plus tragiques. Ce praticien, allié à Hervé Deltel, et qui la veille, avait rencontré la victime, dut interrompre ses opérations, secoué par l'émotion.

«Dès les premiers mots de son rapport, le docteur Roussel, faisant état des paupières closes, de l'absence de toute contraction des muscles qui aurait indiqué la terreur, souligne:



«Si ce n'était la pâleur extrême du corps, les gouttes de sang sur la tapisserie et, sous le lit, à hauteur de la tête une véritable mare de sang, on pourrait croire que Deltel Hervé dort tranquillement.»



«Le médecin relève cependant 10 plaies, dont trois particulièrement profondes. Retenons les conclusions de l'expert : L'examen des plaies et la position du cadavre permettent de reconstituer le crime. Hervé Deltel a été surpris alors qu'il dormait profondément, couché sur le dos. L'assassin lui a porté dans l'angle de l'?il un vigoureux coup de couteau qui a pénétré dans l'encéphale. La victime a, en quelque sorte, été foudroyée, ce qui explique qu'elle n'a pas bougé, ne s'est pas défendue. Elle a passé du sommeil physiologique au sommeil éternel sans s'en douter.»


«Le praticien avait au préalable insisté à deux reprises sur le choix judicieux par l'assassin de la région frappée en premier lieu, (ce qui dénotait) à défaut d'une chance extraordinaire, une grande intelligence et de solides connaissances anatomiques, la voûte orbitaire étant en effet constituée par des os minces très fragiles.

«Nous verrons les déclarations concordantes des assassins à ce propos...»


On apprendra plus tard, de la bouche même des meurtriers, qu'une fois leur horrible forfait accompli, ils se sont tranquillement installés à la table à manger et ont fini toutes les provisions qui se trouvaient. Après quoi ils sont repartis en emportant tout. Y compris le revolver, et les munitions qu 'Hervé Deltel installait chaque nuit à portée de sa maiin sur sa table de chevet. Ce délit aidera la police à confondre les meurtriers.


Ces faits étant rapidement connus la population, après la peur et l'insécurité, c'est l'épouvante qui s'installe dans les demeures. Chacun continue de multiplier les précautions alors que la série des vols continue.


LES EPOUX ROBERT: ESCALADE DANS L'ATROCE


«J'étais à Saint-Denis à ce moment-là, raconte Mme Manès. Nous avions été faire un séjour au Brûlé et nous avions peur parce que notre maison était dans une forêt. De plus, mon père redescendait chaque jour de Saint-Denis pour son travail et nous restions seuls. Le soir, on suspendait des pots-à-eau, des cuvettes devant les portes...»


La seconde atrocité commise par la bande du Sud est connue le 11 août 1909, soit quatre mois après l'assassinat d'Hervé Deltel.



Ce matin-là, à l'école de la rue des Bons-Enfants, tous les élèves sont déjà en classe, tous sauf ceux du Cours élémentaire qui est à la charge de Lucien Robert. Vers neuf heures, un élève arrive en courant et en retard -et annonce que l'instituteur et son épouse ont été découverts, assassinés. Tous deux ont eu le crâne fracassé et la gorge tailladée. Reportons-nous encore une fois au texte de M. Henri Négrel pour les détails :



«Les époux Robert habitaient dans les hauts de Saint-Pierre, non loin des Casernes, à l'angle de la rue de la Plaine et de la rue des Moulins. Leur maison, bordée de tous côtés par un mur de 1 m 80 que les malfaiteurs avaient dû franchir, donnait sur une des artères les plus fréquentées. Les Robert avaient à leur service un jeune garçon de quinze ans qui couchait dans la cuisine au fond.


Celui-ci, vers six heures du matin, inquiet de ne pas voir ses maîtres et remarquant la porte d'entrée ouverte, regarde à l'intérieur de la maison, voit du riz épars dans la salle à manger, constate que les restes du repas que Mme Robert avait la veille recouverts d'une serviette ont disparu. n'ose pas entrer et appelle. Effrayé, il court prévenir les gendarmes.


«Ceux-ci, dès leur arrivée, constatent sur la porte d'entrée, à 1 m 30 du sol, une ouverture pratiquée à l'aide d'une mèche anglaise. Dixsept petits trous forés les uns à côté des autres...



«A l'intérieur, un désordre indescriptible règne dans toutes les pièces dont les meubles ont été pillés. Dans la chambre, un spectacle de cauchemar: les époux Robert, âgés de 29 et 26 ans, sont étendus côte à côte, la tête tournée du même côté, couchés sur le dos, baignant dans une mare de sang qui remplit la dépression faite dans le matelas par le poids des corps.



«M. Robert présentait d'affreuses plaies à la tête, à la partie antérieure du cou, une plaie de 12 centimètres où les reprises du couteau étaient visibles, indiquant par là que l'assassin s'y était pris à plusieurs reprises.

«Quant à Mme Robert, le corps à demi dévêtu, elle était étendue, le visage et le cou dissimulés par une couverture qui cachait son crâne fracassé et sa gorge béante, tailladée jusqu'à la colonne vertébrale.

«La malheureuse avait également le pouce de la main droite écrasé, tandis que l'index de la même main était à moitié détaché du métacarpe.

«Le médecin émettait l'hypothèse que la jeune femme avait instinctivement porté la main à sa tête au moment où l'assassin la frappait, et qu'ainsi elle avait eu les doigts écrasés...


Hypothèse logique, mais hâtive ainsi qu'on le constatera par la suite. Pour ajouter à l'horreur, les assassins ont souillé le cadavre de la malheureuse qui attendait prochainement un enfant.


«La population était littéralement terrorisée, ajoute Henri Négrel... Les vols continuaient tandis que, de plus en plus, le bruit se répandait que les bandits, bénéficiant de quelque diabolique protection, échapperaient toujours aux recherches.

«Cependant, si l'esprit du mal peut sévir durant une longue période avec succès, son règne n'a qu'un temps.»


UNE «TISANE» DE TETES DE CONGRES


M. Victor Petit de la Rhodière, dans une étude que l'on peut qualifier d'exhaustive intitulée «La vérité sur l'affaire Sitarane», décrit l'état d'esprit des habitants du Sud après l'annonce de ce second meurtre:



«Dès l'annonce de cette épouvantable nouvelle, l'affolement général s'empare de la population du Sud qui, au comble de l'excitation, se retourne contre les autorités locales. Le député-maire de Saint-Pierre, Augustin Archambaud, est presque toujours à Paris et c'est le premier adjoint, monsieur Germain Choppy, qui a pour tâche difficile d'apaiser cette population terrifiée.

«En effet, la population saint-pierroise, d'habitude si pacifique, s'était réveillée tout à coup sous l'effet de la terreur et lui reprochait publiquement de ne rien faire pour arrêter ce carnage. C'est donc une foule horrifiée et en colère qui assiste, dans la matinée du 12 août 1909, aux obsèques des époux Robert. Sur la place de l'église de Saint-Pierre, le premier adjoint se fait huer et molester par la foule; il doit s'éclipser pour éviter le pire...

«Pour rassurer la population, le gouverneur se rend par train spécial à Saint-Pierre et traverse à pied quelques rues de la ville tout en caressant ses jolies moustaches taillées en forme de guidon de bicyclette, ce qui, d'après lui, suffit à rétablir chez les Saint-Pierrois un climat de sécurité...»



Pendant ce temps, un certain Saint-Ange Gardien, qui n'est encore pour tout un chacun qu'un «tisaneur» vaguement sorcier aussi, mais inoffensif, propose à ceux qui en veulent un remède contre l'indolence des chiens de garde.

«Ce remède, écrit M, Petit de la Rhodière, un excitant fabriqué avec des têtes de congres pêchés dans le lagon de Grand-Bois, où il est bien connu des pêcheurs, se révèle efficace ; si efficace que la bonne nouvelle se répand comme la lueur d'un éclair et bientôt (Saint-Ange) est sollicité de partout à la fois.

«Cependant, il s'abstiendra de vendre sa drogue à ses futures victimes.»



Après le meurtre des époux Robert, la sinistre bande poursuit toute une série de vols, mais il semble que la fin soit proche pour cette association de malfaiteurs dont les trois membres vraiment «actifs» sont Calendrin, Sitarane et Emmanuel Fontaine. Tous les autres ne sont que des comparses.

Les deux dernières tentatives auxquelles la bande va se livrer se soldent par des échecs -dans les conditions troublantes que nous allons voir -, et la dernière conduira à leur identification puis à leur arrestation.



L'avant-dernier essai est raconté par M. Victor Petit de la Rhodière :

«Tandis que tous les regards sont tournés vers Saint-Pierre, devenue capitale de la terreur, Calendrin, lui, se prépare à un nouveau massacre. Cette fois, la victime choisie est un vieux commerçant malabar de SaintLouis, M. Celly, dit Mardé, demeurant rue de la Chapelle. Ce pacifique vieillard a la réputation de cacher sa fortune dans la vieille paillasse sur laquelle il dort chaque soir.

«Calendrin connaît assez bien les lieux puisqu'il est entré plusieurs fois dans cette boutique pour s'acheter des cigarettes. Il connaît aussi le vieux Mardé qui habite seul avec sa fille, veuve depuis peu. Pour Calendrin, aucune difficulté, l'affaire sera réglée vite et bien.

«Il décide donc d'une date: ce sera pour le 5 septembre, date à laquelle les crédits accordés aux clients sont déjà encaissés.

«Comme avant chaque opération d'envergure, Sitarane et Fontaine observent les consignes du chef: ne rien manger à partir de l'angélus de 18 heures car, à cette heure, chacun des trois assassins doit prendre un verre de «sirop de cadavre», l'avaler en trois prises tout en regardant le coucher du soleil: c'est le pacte du sang. Ce «sirop de cadavre» est une composition de Saint-Ange, une mixture assez épaisse, noirâtre, qui se compose d'eau bénite, de miel, de quelques morceaux de bois râpés et de sept cuillerées à bouche de sang de cabri noir. D'après SaintAnge, un verre de ce breuvage bu au moment favorable suffit à multiplier par 7 l'esprit du mal et à rendre invincible celui qui en aura fait usage.

«Or, depuis l'assassinat de Deltel, Saint-Ange a remplacé le sang de cabri par du sang humain comme essence dans sa mixture.»


Précisons que tous ces détails ont pu être obtenus par M. Petit de la Rhodière, il y a quelques années, auprès de la concubine même de Saint-Ange.


SEPT COUPS DE COUTEAU DANS LA FLAMME


«Ce 5 septembre 1909, poursuit narrateur, le «sirop de cadavre» que boivent au coucher du soleil Saint-Ange, Sitarane et Fontaine est 1 sirop à base de sang humain: le sang des époux Robert, le peu que Fontaine a pu récupérer dans la tuerie du 10 août.

«Comme pour les précédents crimes, à minuit, on retrouve les bandis accroupis en cercle au milieu de rue ; cette fois c'est l'angle de la rue de la Chapelle et de la rue transversale la plus rapprochée de la maison de leur victime. Au milieu du cercle que forment les malfaiteurs, Un morceau de camphre brûle, dégageant une odeur âcre. Calendrin, jeu de cartes à la main, passe et repasse un roi de pique usé par la flamme rougeoyante. De temps en temps, au milieu d'un silence religieux, il l'interroge et attend la rénse, réponse qui, d'après lui, vient de l'au-delà et qu'il est le seul entendre.

«Après dix minutes de palabres devant la flamme sacrée, Calendrin ordonne à Sitarane de piquer sept fois le couteau dans la flamme qui s'éteint et annonce: «Chemin l'est vert marmailles, allons-nous !»

«Mais écoutons plutôt la fin cette étrange histoire que nous conta, il y a quelques années déjà, la concubine de Saint-Ange: «Sitarane venait juste de retirer son couteau du morceau de camphre enflammé et la lueur s'affaiblissait de seconde en seconde. Soudain, dans la frêle lueur vacillante, trois sillouettes humaines étaient apparues. Elles se dirigeaient dans la même direction que s'apprêtaient à prendre les trois principaux bandits du «commando du sang». Ces trois personnes passèrent à environ un mètre de Saint-Ange qui, à la lueur du feu de camphre, reconnut deux hommes vêtus de blanc et une jeune femme visiblement enceinte vêtue d'une longue robe rose. Personne ne les avait entendu venir et, en quelques secondes, elles avaient disparu dans la nuit...


«Au bout de cinq minutes, pour s'assurer que la voie était libre, Sitarane colla une oreille sur le sol et écouta attentivement à la manière africaine. Comme la terre ne vibrait pas, il annonça à Saint-Ange que la route était ouverte. Alors les trois assassins descendirent la rue de la Chapelle.


«Mais arrivés devant la boutique de Mardé, au moment même où ils s'apprêtaient à entrer, ils tombèrent face à face avec les trois personnes de tout à l'heure qui, cette fois, remontaient la rue de la Chapelle.»



SAUVE PAR TROIS ESPRITS!


«Prudent, le sinistre trio ne s'arrêta pas, mais continua de descendre la rue jusqu'à la route nationale. Là, Saint-Ange alluma deux morceaux de camphre juste au milieu de la croisée des deux chemins, retira de sa poche son roi de pique, le promena au-dessus de la flamme et recommença à palabrer avec des esprits qu'il était le seul à voir et à entendre. Pendant ce temps, Sitarane collait une oreille attentive au sol pour écouter si personne ne venait.

«Après cette cérémonie, SaintAnge annonça que le chemin était bien ouvert. Alors, avec assurance, ils remontèrent droit vers la boutique de leur victime...

«En s'approchant de la porte arrière de la maison, Fontaine avait déjà retiré son vilebrequin de son sac bretelle ; maintenant, dans le noir, il allait se mettre à l'?uvre ; d'ailleurs, il avait pris l'habitude de ce genre de travail qui commençait à lui devenir familier.


«La mèche anglaise de son outil allait bientôt toucher la porte lorsque soudain quelque chose d'étrange attira son attention tandis qu'un intense frisson le secouait. Sur sa tête, ses cheveux se dressèrent comme des clous d'oursins. Sitarane et Saint-Ange, qui étaient à ses côtés prêts à l'assister, avaient eux aussi ressenti cette même frayeur et ce même frisson parce qu'en même temps que Fontaine, eux aussi avaient vu. Ils avaient vu et reconnu les trois promeneurs nocturnes qu'ils venaient de rencontrer sur la route. Ces deux hommes en costume blanc et cette jeune femme enceinte dans sa robe rose. Ils étaient là, debout, le dos appuyé contre cette porte que Fontaine s'apprêtait à perforer.

«Cette étrange vision avait paralysé les assassins qui venaient en même temps de reconnaître distinctement les trois personnes qu'ils avaient assassinées au cours de l'année.

«Terrifiés par cette rencontre imprévue, les trois assassins s'étaient retirés plus vite qu'ils n'étaient venus.»

Et M. Petit de la Rhodière ajoute:


«Le commerçant Celly n'a jamais su que ce 5 septembre 1909, il aooit été miraculeusement sauvé d'une mort atroce par trois esprits bienfaiteurs.»



UNE VOYANTE (TRÈS) EXTRA-LUCIDE


Avant d'en arriver au dernier méfait de la bande, celui qui permettra à la police de recueillir enfin des indices, il nous faut revenir maintenant sur les actes de M. Germain Choppy, le malheureux adjoint au maire de Saint-Pierre que la foule faillit écharper le jour de l'enterrement des époux Robert. Le calme n'est pas revenu dans Saint-Pierre, loin de là, et M. Choppy, jusqu'alors très estimé de ses administrés, voit son prestige baisser de jour en jour. Il maigrit à vue d'?il tout en cherchant désespérément la solution. Non seulement en raison des crimes eux-mêmes, qu'il convient de faire cesser au plus vite... mais aussi de considérations électorales: les élections municipales ne sont pas si éloignées, et il s'agit de les gagner. Et on ne gagne pas avec une population mécontente.

 

Or, il existe à Saint-Denis, au numéro 61 de la rue de la Réunion, aujourd 'hui rue Pasteur, une demoiselle Ernestine Généreuse, voyante extra-lucide de son état. Ses amis, du moins ceux qu'il a encore, conseillent à M. Choppy de lui rendre une discrète visite. M. Choppy se dit bien que dans l'état actuel de l'enquête, telle semble bien être la seule solution. Mais tout de même! Une extra-lucide pour retrouver des assassins! M. Choppy met un mois à se décider.

 

L'entrevue entre l'adjoint au maire de Saint-Pierre et la voyante est rapportée par M. Petit de la Rhodière:

«Le 10 septembre 1909 vers onze heures, la voyante extra-lucide est assise dans son fauteuil Louis XV placé dans un angle de son petit salon qui lui sert également de cabinet de consultation. Son médium, M. Mymndor Lacouture, vient de la plonger dans un profond sommeil. Dans un fauteuil jumeau placé vis-àvis de la somnambule, un homme (M. Choppy), dominé par une intense nervosité, lui pose des questions précises...

«Les réponses qu'il attend viennent, claires et précises. Si précises qu'il a l'impression que mademoiselle Généreuse voit réellement les coupables et le lieu où ils se cachent tant sa description est extraordinairement précise. Cette précision sera d'ailleurs reconnue exacte et confirmée par les enquêteurs après l'arrestation des malfaiteurs trois mois plus tard.

 

«De retour à Saint-Pierre, le premier adjoint convoque aussitôt ses plus proches collaborateurs : il sait où se cachent les bandits et il est même en possession du portrait robot de leur chef. Ce portrait, fait par mademoiselle Généreuse, est si précis qu'il correspond exactement à celui du tîsaneur très estimé de tout le monde et que tout le monde connaît sous le nom de Saint-Ange Gardien.

«Pourtant, personne ne voudra admettre cette réalité.

«Personne ne voudra l'admettre, mais la nouvelle se répandra quand même et parviendra très vite aux oreilles de Saint-Ange.

«Huit jours après, mademoiselle Généreuse trouve dans son courrier une lettre anonyme postée à SaintPierre:

«Si vous continuez à nous embêter, vous finirez comme madame Lucien Robert»

«Immédiatement, mademoiselle Généreuse prévient M. Germain Choppy qui alerte la gendarmerie. Malheureusement, pour les gendarmes, les paroles d'une voyante n'ont aucune odeur solide et le premier adjoint, sans aucune preuve, ne peut non plus faire arrêter quiconque. Officiellement, l'affaire reste au point mort tandis qu'officieusement, Saint-Ange est surveillé.»

 

C'est à la fin du mois de septembre 1909 qu'une tentative manquée des bandits va amener leur arrestation.

Cela se passe chez M. Charles Roussel, au Tampon, dans la nuit ,du 30 septembre 1909.


Lors de leur audition par les magistrats instructeurs, les malfaiteurs reconnaîtront que deux jours avant la mort d'Hervé Deltel, au mois de mars, ils avaient déjà tenté de dévaliser la maison de cette personne. Les trous avaient déjà été forés dans une cloison lorsqu'un violent orage avait contraint les cambrioleurs à renoncer à leur entreprise. Deux semaines plus tard, au même endroit, ils avaient rassasié un porc avec du maïs et du rhum et avaient emmené l'animal. Là non plus, les chiens n'avaient pas bougé.

En cette nuit du 30 septembre, les voici de retour sur les lieux, cette fois bien décidés, semble-t-il, à aller plus loin.

 

Ils commencent par s'attaquer à la porte du magasin dans lequel est entreposé le café. Mais le prudent propriétaire, alerté par la première tentative, a pris une précaution: la porte est entièrement revêtue, à l'intérieur, d'une plaque de tôle sur laquelle la mèche anglaise crisse désagréablement.

Il est 23 heures lorsque M. Maillot, gardien de la propriété, est réveillé par ce bruit insolite. L 'homme se saisit de son fusil et va voir de quoi il retourne.

L'un des bandits (on saura plus tard qu'il s'agissait de Sitarane) a aperçu le gardien et lui saute dessus au moment où ce dernier parvient à sa hauteur. La lutte s'engage entre les deux hommes dans le noir. Sitarane, qui a saisi le canon du fusil du gardien, sort un revolver et tire. L'homme n'est pas atteint. Ils roulent tous les deux au sol et continuent à se battre en lâchant leurs armes. Finalement, Sitarane s'enfuit. Le gardien le poursuit, lui tire dessus, mais ne l'atteint pas.

 

Les gendarmes, aussitôt prévenus, découvrent, selon l'énumération donnée par M. Henri Négrel :

«Deux sacs bretelles, deux gonis, un chapeau... un pistolet, deux couteaux de boucher, une barre de fer, deux étuis en peau de cabri pour pistolet et pour couteau, un vilebrequin neuf, des plombs de chasse, des balles de revolver, une paire de chaussettes.

«L'attention des enquêteurs est attirée par un chiffon contenant une dizaine de feuilles vertes qu'ils ne purent identifier. Nous verrons qu'il s'agissait de datum stramonium «herbe de diable» ou «fleur trompette», aux effets semblables à ceux de l'atropine.

«Près de la porte du magasin, les malfaiteurs avaient abandonné un second vilebrequin, celui dont le bruit avait alerté le gardien.»

 

Avec autant d'indices, cette fois, il ne fait aucun doute pour la police que la fin de la bande est proche. Les représentants de la loi invitent donc les habitants du Tampon à venir identifier les objets abandonnés. La peur a été si grande durant tous ces mois qu'il n'est pas étonnant de constater que les habitants de la région se rendent en masse à cette invitation. Le chapeau, le revolver, un couteau et la barre à mine appartiennent, selon les témoins, au nommé Simicoudza dit Sitarane. Quant aux vilebrequins, ils sont reconnus par un artisan du Tampon, lequel les avait confiés à Emmanuel Fontaine qu'il emploie en qualité de menuisier.


«LA CHATTOIRE»


Sitarane et Fontaine sont aussitôt arrêtés. Les preuves réunies contre eux sont accablantes. C'est ainsi qu'une des balles de revolver retrouvées auprès de la maison de M. Roussel est identifiée comme ayant appartenu à Hervé Deltel. Mais les deux hommes nient farouchement. Tout au plus consentent-ils à reconnaître qu'ils ont assisté au meurtre d'Hervé Deltel sans y avoir participé.

Deux faits vont alors permettre aux enquêteurs d'arrêter toute la bande. D'une part, ainsi que le précise M. Henri Négrel, «l'enquête est rondement et rudement menée», ce qui laisse entendre que l'on n'a pas été tendre avec les deux hommes.


D'autre part, guidés par M. Choppy qui n'a rien oublié des renseignements donnés par la voyante extralucide, les gendarmes vont tendre une embuscade au lieu-dit « La Chattoire».


«La Chattoire», située loin de la route, entre le Tampon et les 400, est un espace réduit de quelques centaines de mètres carrés, perdu entre les arbres, et où se dressent quelques misérables cahutes. Tout près, au fond d'une ravine sans nom qui n'est même pas marquée sur les cartes, une grotte renferme le butin ramené au cours de ces années par les malfaiteurs. Régulièrement, un jeune homme de 14 ans, qui a été désigné comme gardien par la bande, vient vérifier que rien n'a disparu. Il s'y fait surprendre par les gendarmes et, peu après, toute la bande est arrêtée. Toute, sauf le chef, Saint-Ange.




Caverne sur la propriété de M. Benoît Lauret, aux «400» (Tampon), lieu-dit «La Chattoire», où se réunissait la bande de Sitarane. (Photo D. Ubertini).



Depuis que le vent a tourné, c'est-à-dire depuis l'échec chez M.Roussel, Saint-Ange a pris le maquis. Auparavant, il est d'abord rentré chez lui, au Ouaki, près de la Rivière-Saint-Louis, dans une cabane perdue au milieu des chokas. Son nom a été murmuré dès que ses comparses ont été arrêtés, et la vindicte des gens du village l'oblige bien vite à décamper.

Les gendarmes se déplaçant difficilement et lentement à cheval tout au long des mauvais sentiers, SaintAnge, de quelque endroit qu'il se trouve, les entend venir de loin et s'enfuit à chaque fois. La plupart du temps, il trouve refuge dans le fond de la Rivière Saint-Etienne. La course-poursuite dure deux mois.

A la fin de décembre, n'ayant pu lui mettre la main dessus, les gendarmes organisent une véritable chasse à l'homme, aidés en cela par les habitants de la Rivière SaintLouis et de Mahavel (Ravine des Cabris). Pourchassé de partout, SaintAnge se hasarde, le 31 décembre 1909, dans les parages de la Ligne Paradis dans l'espoir d'y trouver quelque nourriture. C'est là que le capture un groupe de cultivateurs. Ces derniers s'apprêtent à le lyncher au moment où les gendarmes viennent se saisir de lui.


SITARANE : UN EMPLOYE MODÈLE


Onze personnes sont sous les verrous, huit hommes, deux femmes et un garçon de quatorze ans. Nous ne retiendrons que les noms de trois d'entre eux qui ont effectivement participé aux assassinats. La population du Sud découvre avec stupeur que ces trois hommes, elle les connaît très bien, et honorablement qui plus est ! Ils s'appellent Pierre Elie Calendrin dit «Saint-Ange Gardien», Emmanuel Fontaine et Simicoundza Simicourba dit «Sitarane».

 

Qui sont-ils ?

 

Commençons par présenter Sitarane puisque c'est ce dernier qui est, si terriblement, passé à la postérité.

Au moment où il est arrêté, Sitarane, de son vrai nom Simicoundza Simicourba, a 41 ans. Il est né en Afrique, dans les possessions portugaises de la côte Est. S'il n'est pas très grand -1,66 mètre seulement- il est massif, très fort, et, comme tous les membres de sa tribu d'origine, il a les oreilles perçées.Il est arrivé à la Réunion vingt ans auparavant en qualité de cultivateur sous le numéro 108958, et a été engagé par M. Morange qui l'a placé sur sa propriété de Cambourg.

Là, le climat lourd, humide, très différent de son Mozambique natal, ne lui convient guère et il demande à son engagiste de l'utiliser ailleurs. Mais ce dernier refuse: Sitarane est son meilleur employé à Cambourg, et son départ serait durement ressenti. Sitarane résiste deux ans puis s'en va vers l'Ouest. Le voici donc en situation illégale d'après les textes régissant le statut des travailleurs engagés. Afin de ne pas être identifié, lorsqu'il arrive dans la région de Saint-Paul, il se fait appeler Sitarane.

Embauché par la famille Chabrier, il se fait remarquer, pendant les quatre années qu'il passe chez elle, comme un excellent travailleur, dur à la peine. Plus tard, on le retrouve charretier à Vue-Belle. Là aussi, il est le meilleur: il sait se faire obéir des bêtes, don qu'il doit à ses origines africaines. Puis, de 1900 à 1905, on perd sa trace pour le retrouver à Grand-Bois, en 1906, toujours en qualité de charretier sur la propriété «la Cafrine».

C'est à Grand-Bois que Sitarane rencontre Pierre Elie Calendrin qui se prend pour lui d'une très vive amitié. Saint-Ange vient régulièrement à Grand-Bois pour y livrer des tisanes. Bientôt, il propose à Sitarane de le faire embaucher au Tampon pour un meilleur travail et un meilleur salaire. Sitarane accepte et la promotion est bonne en effet puisqu'il devient commandeur sur les propriétés de M. Romain Hoareau.

En même temps que son nouveau métier, Sitarane prend femme, c'està-dire qu'il se met en concubinage. Sa compagne, un peu plus âgée que lui, a une fille qui vit maritalement avec un certain Emmanuel Fontaine qui habite dans une cahute à «La Chattoire».

C'est à partir de son arrivée au Tampon que Sitarane change. De bon travailleur -un des meilleurs aux dires de ses employeurs successifs- , il devient paresseux. Et de plus en plus violent, bien que son nom ne soit cité dans aucune rixe! C'est sa rencontre avec Saint-Ange qui à ainsi dévié le cours de son existence jusque-là sobre et tranquille. Saint-Ange possède un pouvoir quasi hypnotique sur les gens de modeste condition; et en cette époque de grande superstition, il lui est très facile de modeler les esprits faibles à son gré.

Après avoir été commandeur, Sitarane devient -comble de l'ironie -gardien chez une dame Hoareau. On lui confie un fusil et il apprend très vite à s'en servir avec adresse. Sa confiance en lui n'en est qu'augmentée. Bientôt, Mme Hoareau remarque que sa récolte de café, qui est pourtant bien à l'abri dans un grand magasin solidement fermé, diminue régulièrement de volume. Sans en accuser Sitarane, elle lui en fait la remarque: après tout, n'est-il pas le gardien? Sitarane se fâche et quitte son emploi. Cette fois, il ne trouve plus d'embauche : Mme Hoareau a prévenu les autres propriétaires de la région et on se méfie de Sitarane !


Celui-ci s'installe alors à «La Chattoire» et, sans emploi, commence à voler.

A «La Chattoire», sa cabane est contiguë à celle d'Emmanuel Fontaine.




SAINT -ANGE ET LE CRÂNE DE LA BUSE


On sait peu de choses sur le physique d'Emmanuel Fontaine, sinon qu'il est âgé de 25 ans au moment de son exécution et qu'il mesure 1,77 mètre. Fontaine sait se servir de ses mains et, s'il n'a pas de place de travail régulière, il n'est jamais dés?uvré. Excellent menuisier, il est aussi, à l'occasion, maréchalferrant, plombier ou peintre. Ses déplacements l'amènent bientôt à connaître assez bien la plupart des maisons de la région, du moins celles dans lesquelles il y a quelque chose de bon à prendre.


Venons-en maintenant au personnage le plus important, le plus dangereux aussi, de cette sinistre trinité :

Pierre Elie Calendrin, dit «SaintAnge Gardien», est né à Bellemène le 27 avril 1869. Il a grandi dans la région de Saint-Paul où il exerce longtemps le métier de bazardier. Son métier le met en contact avec de très nombreuses personnes en raison de ses fréquents déplacements, et Saint-Ange se rend très vite compte que la plupart des gens, de préférence aux officines pharmaceutiques traditionnelles, aiment avoir recours aux bienfaits des plantes médicinales. La profession est peu encombrée et il y a là une bonne place à prendre: il devient «tisaneur» tout d'abord, puis un peu sorcier aussi.

C'est alors qu'il commet une erreur : pour les besoins de ses «services» occultes, il tente d'exhumer le crâne du pirate La Buse dans le cimetière de Saint-Paul. Cette macabre relique, pense-t-il, augmentera son prestige et son efficacité, tout au moins aux yeux de la clientèle.

Le crâne de La Buse (et le reste du squelette), on le sait maintenant, n'est pas dans le cimetière actuel de Saint-Paul, mais la légende est solidement ancrée dans l'esprit des gens. Mais ce n'est pas tout: le curé de la paroisse, qui livre une lutte sans merci aux sorciers de tout poil, profite de la tentative -manquée- et le chasse de Saint-Paul sans ménagements.

Saint-Ange s'installe alors à Saint-Louis, tout près de la gare où il ouvre un «cabinet de consultations» : guérisons et sorcellerie en tous genres. Sa réputation est grande, et on vient d'assez loin pour le consulter, mais là aussi, le curé n'est pas d'accord. Saint-Ange sait, depuis une première et cuisante défaite, qu'on ne se bat pas contre un curé.Il s'en va donc une fois de plus. Pas bien loin cette fois puisqu'il s'installe dans le bas de Rivière Saint-Louis, ou Ouaki, sur les bords de la rivière Saint-Etienne. Sa maison est à l'écart des autres, perdue au milieu des chokas.


LE «BABA SEC»


M. Petit de la Rhodière décrit ainsi cette maison qui a disparu depuis:


«(La) case se compose de deux pièces couvertes en feuilles de latanier, la chambre à coucher et le cabinet de consultation.

«Cette pièce au sol de terre battue est remplie de morceaux de bois, de feuilles sèches disposées dans des paniers ou enfilées par des filins de vacoa et suspendues au plafond de la case où sont également accrochées quelques peaux de cabris noirs. Bien que Saint-Ange soit illettré, il a sans doute pour intimider davantage les clients, placé un «Petit Albert» mutilé bien en vue sur une table bancale à côté d'un jeu de cartes pesé par un morceau de camphre. Appuyées contre une cloison de la case, deux chaises disloquées par le passage de trop nombreuses fesses, se soutiennent mutuellement. Enfin dans un angle du cabinet, derrière un rideau qui devait être rouge dans sa jeunesse, un squelette d'enfant est accroché à un fil de fer. Pour des cas très graves, Calendrin l'interroge devant un miroir ébréché et le fait même bouger si le client veut connaître la «vérité».

Saint-Ange appelle ça «faire danser le baba sec».

Quant à ses «remèdes», il s'agit la plupart du temps d'infusions de bouts de bois dans du rhum, d'eau bénite ou de sang de coq. Avec ses préparations, Saint-Ange se fait fort de guérir quiconque pour quelque maladie que ce soit, naturelle ou autre. Il est d'ailleurs certain qu'en ce qui concerne les affections purement physiques, de bons résultats sont enregistrés: il suffit de connaître les vertus médicinales des plantes. Mais la crédulité étant ce qu'elle est, c'est dans le domaine des soins faisant appel aux services de l'au-delà que l'on consulte essentiellement Saint-Ange. Cartes, camphre brûlé, sacrifices de cabris ou de coqs noirs, «baba sec» et longues conversations avec «les esprits» impressionnent fortement la clientèle. On vient voir Saint-Ange pour trouver du travail, regagner le c?ur de l'amant infidèle, porter malheur à un ennemi. Les «patients» se recrutent dans tous les milieux.

 

Saint-Ange n'est donc pas dans le besoin. Mais c'est un homme ambitieux et aigri. Le spectacle de la richesse affichée par les possédants terriens et la petite bourgeoisie le fait rêver d'autre chose. Il veut la fortune! Pour y parvenir, deux solutions ont toujours existé: travailler ou voler. Saint-Ange, peu courageux, choisit la seconde.

 

Mais le petit larcin minable, de peu de rapport, ne l'intéresse pas ; il veut que chaque expédition soit fructueuse. Alors, systématiquement, cet homme intelligent va préparer minutieusement sa carrière de grand voleur. Faisant le tour de ses relations, il choisit les plus malléables, mais aussi les personnes qui peuvent lui servir par un don quelconque: Sitarane en raison de sa force, Fontaine pour son habileté manuelle et sa bonne connaissance des maisons de maître dans le Sud. Huit autres personnes sont «embauchées» par lui à des titres divers, receleurs, gardiens de la cachette (la fameuse grotte de «La Chattoire» où les enquêteurs retrouveront une bonne partie du butin).


LE «COQ-AU-ZAMAL»


Ses complices, Saint-Ange va se les attacher au moyen de rites initiatiques comme il en existe dans toutes les sociétés secrètes, mais aussi par la terreur au besoin. Il n 'hésite pas à menacer de mort lorsqu'un comparse fait preuve de tiédeur.


Une fois sa bande bien en mains, il utilise sa connaissance des plantes pour préparer deux produits très spéciaux, l'un à l'usage des chiens de garde, l'autre pour les humains.

Il s'agit de les endormir. SaintAnge trouve à l'usage des chiens une recette dont l'efficacité n'est plus à vanter: un coq de bonne corpulence, découpé, salé, et qui macère pendant cinq jours dans une décoction de datura stramonium «herbe de diable», voilà de quoi endormir plusieurs chiens pendant trois heures au moins. Lorsqu'ils se réveillent, les animaux demeurent apathiques pendant plusieurs jours.

Le second produit mis au point par Saint-Ange est une mystérieuse poudre jaune qui a la propriété d'endormir les gens très profondément. Sa composition n'a jamais été révélée, pour des raisons évidentes, par les enquêteurs.


Enfin, apportant la touche finale à cette minutieuse préparation, Saint-Ange effectue de longs déplacements dans toute la région autour de Saint-Louis et Saint-Pierre. Il se rend de maison en maison, chez les propriétaires ou les commerçants, proposant ses tisanes, vendant aussi «de la chance». En fait, il observe, compte les chiens, les gardiens, repère les emplacements de chaque bâtiment.


Cette fois, il est fin-prêt. Lui et sa bande s'abattent alors sur la région et commencent la série des vols incompréhensibles.


Ce succès ne lui suffisant pas encore, Saint-Ange ajoute bientôt le crime à ses projets. Il a besoin de sang humain. Mais le sang qu'il veut a une atroce particularité: il faut que ce soit du sang de cadavre, celui d'une personne qui vient de périr de mort violente. Pour cela, il faut tuer!

Son ascendant est si fort sur les membres de sa bande que ces derniers n'hésitent pas à plonger dans le crime. Ils sont unis à Saint-Ange pour le meilleur et pour le pire et ne s'aviseraient certainement pas de reculer devant ses exigences. Toutefois, bien qu'il soit certain d'avoir sa troupe à sa dévotion, Saint-Ange n'utilisera que Sitarane et Fontaine pour ses macabres projets. Les autres comparses viendront après, une fois que «tout sera terminé», pour participer au pillage et transporter le butin.

 

Et ce sera la mort d'Hervé Deltel puis celle des époux Robert. D'autres assassinats étaient prévus, qui n'auront heureusement pas le temps d'être exécutés: Mardé, M. Roussel, et aussi l'ancienne patronne de Sitarane.


Arrêtés à la fin de l'année 1909, Saint-Ange et les siens vont entrer dans la voie des aveux. Ces derniers sont terrifiants quand ils touchent aux circonstances dans lesquelles ont été accomplis les trois meurtres qui leur sont reprochés.


«UN COEUR MEME»


Le premier assassinat a été décidé du jour où on a su que le jeune Deltel préparait son mariage. La maison avait été remise en état, mais de nombreux achats restaient à faire et les bandits supposaient donc que le futur marié conservait chez lui d'importantes sommes d'argent.

Le vendredi 19 mars 1909, la troupe sanguinaire se trouve réunie, peu avant minuit, à la croisée du «chemin des 400» et du petit sen. tier qui conduit à «La Chattoire».

M. Henri Négrel raconte par le menu l'exécution de cette première expédition macabre:

«Saint-Ange sort de son sac bretelle un paquet de bougies, un jet de cartes, un briquet, une petit. boîte. Dans le plus grand silence ses complices s'assoient. Saint-Ange trace à terre une croix. A chaque extrémité de celle-ci, il fiche une bougie qu'il allume. Il s'assied, puis se lève, s'agenouille, se relève, lève les bras au ciel puis, à la lueur clignotante des bougies, exécute on ne sait quel rite aux gestes désordonnés, prononce des paroles incompréhensibles.

«Au bout d'un moment, il pand sur le sol une partie du contenu de la boîte, poudre blanche à laquelle il met le feu (on suppose qu'il s'agit de camphre). Il prends alors son jeu de cartes et, sans mot dire, avec de lents mouvements des bras, il promène les cartes dans la fumée qui se dégage, les tournant et les retournant savamment comne s'il officiait. Il recommence ses incantations puis, après avoir battu les cartes, il les range à terre, les examine, regarde l'heure, prend des airs mystérieux et déclare solennellement que le moment d'agir n'est pas venu.

 

«Un peu plus tard, il recommence les mêmes opérations, mais de nanière plus brève. Il semble interroger des interlocuteurs invisibles. Tout cela sous l'?il émerveillé de ces complices, muets d'admiration, Ils, ainsi mis en condition, sont prêts à le suivre aveuglément. Il leur !nnonce alors que la voie est libre et que le succès leur est assuré.

«Ils se dirigent vers la demeure d'Hervé Deltel non sans avoir au préalable prêté le serment de ne point se trahir et de garder le secret quoi qu'il arrive.

«Tout le long du chemin, ils s'encouragent et se réconfortent en se répétant : «Ah, mes amis, d'accord lein, un c?ur même !»

«Arrivant devant la demeure l'Hervé Dettel, Saint-Ange renouvelle ses simagrées, plaçant des bougies en croix, les allumant, recomnençant sa comédie.


UNE MYSTERIEUSE POUDRE JAUNE


«Mais écoutons plutôt Fontaine: (Arrivés à l'entrée du chemin de charrette, nous nous sommes arrêtés et Saint-Ange a fait son badinage. Il a dit que ce n'était pas encore l'heure. Nous sommes restés assis à quelque distance les uns des autres en attendant l'heure propice. A minuit, Saint-Ange a donné le signal.»


«Tandis que les complices restent sur le chemin, Sitarane, Fontaine et Saint-Ange pénétraient dans la cour et s'approchaient de la porte d'entrée. Là, Saint-Ange sortit de son sac bretelle un tube de cuivre, y introduisait une poudre lune, portait le tube à sa bouche et soufflait violemment pour chasser la poudre. Fontaine se mettait aussitôt à l'?uvre avec sa mèche anglaise.

«Comme la porte n'avait aucune ouverture, la poudre n'avait pu pénétrer à l'intérieur, mais Saint-Ange était formel, cette poudre avait la propriété de traverser les planches les plus épaisses et d'aller endormir profondément les victimes. Sitarane déclarait même aux enquêteurs:

Après cela, on est entré sans crainte, sans prendre la précaution de marcher doucement puisque la poudre avait endormi Deltel.»

«Sitarane allumait une bougie... Le trio traverse deux pièces, sinistre procession, pour arriver dans la chambre à coucher, non sans avoir bouché la chattière donnant sur la rue pour qu'on ne voie pas la lumière du dehors.

«Hervé Deltel dort profondément. Sitarane s'approche et, sur les conseils de Saint-Ange, parfait connaisseur des points sensibles du corps humain, il enfonce profondément son couteau, un couteau servant à couper l'aloès, dans l'?il du malheureux jeune homme qui meurt foudroyé. Saint-Ange s'approche alors et lui tranche la gorge jusq 'aux vertèbres.

 

«Leur forfait accompli, les trois malfaiteurs fouinent partout, fracturant les meubles, répandant leur contenu. Ils retournent ensuite dans la salle à manger, s'installent tranquillement et mangent toutes les provisions du garde-manger ainsi que les fruits qui se trouvent sur la table.

«Leur repas terminé, ils appellent leurs complices demeurés dehors et organisent le pillage de la maison... Dans la chambre, ils prennent un portefeuille contenant une certaine somme d'argent, deux pistolets, des balles, des boutons de manchettes en or, des draps de lit, des taies d'oreillers, des chemises, des serviettes, deux montres en or, plus de 65 livres de riz, de la morue et de nombreux objets.

«Toujours confiants dans la protection «magique» de Saint-Ange, ils se retirent et se dispersent après avoir partagé le butin...»

 

«PLAISANTE PAS, FRAPPE !»


S'il y a une gradation dans l'horreur, le meurtre des époux Robert surpasse de loin celui d'Hervé Deltel.


Emmanuel Fontaine avait déjà prévenu Saint-Ange que Deltel allait se marier et donc, devait avoir chez lui une bonne somme d'argent. C'est encore lui qui, cette fois, met la bande «sur le coup». Il faut dire que le malheureux Robert n'est guère discret. Son beau-père vient de procéder au partage anticipé de ses biens, et M. Robert raconte à qui veut l'entendre les projets d'acquisition qu'il forme avec la somme qui va lui revenir. Fontaine est vite au courant et en avertit Saint-Ange. Une expédition est aussitôt décidée.

«Rendez-vous à Saint-Pierre, au-dessus des Casernes, le 10 août à 9 heures du soir, raconte M. Henri Négrel. A l'heure convenue, huit des malfaiteurs se retrouvent. L'emplacement des Robert est situé à un embranchement, disposition favorable aux opérations magiques de Saint-Ange qui procède comme à l'accoutumée avec ses bougies et ses cartes.»

On pourrait ici s'étonner de ce que Saint-Ange, au cours de ces préparatifs en pleine rue en compagnie de ses complices, n'ait jamais été aperçu par quiconque. Il y aura bien sûr la fois où, chez Mardé, quelques mois plus tard, le sinistre trio sera dérangé par ses trois victimes. Mais là où le surnaturel entre en jeu... A ceux donc qui s'en étonneraient, il faut rappeler que les rues, à cette époque, étaient noires: pas d'éclairage public, particulièrement dans ce coin retiré de la ville que sont alors les Casernes. De plus, la série des vols, le meurtre de Deltel et d'autres encore (voir nos encadrés), n'incitent guère les gens à sortir de leurs demeures une fois la nuit tombée. Quant aux rondes de police, lorsqu'elles ont lieu, elles n'ont pour cadre que les alentours des riches demeures de maîtres ou les rues commerçantes. Les quartiers plus modestes n'attirent guère les voleurs et la police, très dépourvue d'effectifs n'a aucune raison d'y patrouiller.

«Assis au bord du fossé, poursuit M. Négrel, ils attendent. Un peu avant minuit, Saint-Ange reprend ses simagrées, puis déclare que tout va bien et que nul ne viendra les ranger. Il leur fait prêter serment de se comporter bravement et les oblige à jurer que si l'un d'entre eux était arrêté, il ne dénoncerait pas les autres.

«Sitarane, Fontaine et Saint-Ange escaladent alors le mur de clôture, laissant leurs cinq complices faire le guet sur la route. S'approchant de la porte du salon, la seule qui comportât une serrure, Saint-Ange, avec son chalumeau, souffle sa poudre à l'intérieur de la pièce et déclare que le sommeil des époux Robert est insurmontable (on verra dans un instant que cette affirmation n'est pas tout à fait exacte). Fontaine alors, avec sa mèche anglaise, entreprend de faciliter leur entrée.

 

«Sitarane allume alors une bougie, et, suivi de Fontaine et Saint-Ange, pénètre dans la maison. Sur la table de la salle à manger, une grosse lampe qu'ils utilisent aussitôt. Tous trois pénètrent dans la chambre où les époux Robert dorment profondément. Sitarane s'avance le premier vers le lit, un poinçon à la main, une barre de fer dans l'autre, tandis que Saint-Ange éclaire la scène. M. Robert, qui se trouvait au bord du lit, reçoit trois violents coups de poinçon portés aux endroits indiqués par Saint-Ange comme les plus vulnérables.

«Mme Robert, qui se trouvait près du mur, se réveille en sursaut. Elle pousse un cri d'épouvante en apercevant son mari inanimé et les trois bandits auprès du lit.. Folle de terreur, elle supplie qu'on lui laissât faire sa prière. Saint-Ange lui intime : «Cause pas !» en la menaçant d'un couteau. La malheureuse s'agenouille en tremblant. Sitarane, qui avait délaissé son poinçon pour la barre de fer, hésite un instant, mais Saint-Ange lui crie: «Plaisante pas, frappe!»

«Et il lui recommande de frapper à la tempe. Au moment où Mme Robert, dans un dernier acte de foi, esquisse un signe de croix, elle reçoit un formidable coup de barre qui écrase deux de ses doigts avant de lui briser le crâne.

«Comme nous l'avons vu, ce n'était pas le geste de défense auquel avait cru le médecin légiste, mais un suprême appel à la miséricorde divine qui avait amené Mme Robert à porter la main droite à son front.

«Les trois bandits ne s'arrêtent pas là. Ils déplacent le lit qui était accolé contre le mur pour dégager le corps de Mme Robert. Tout comme ils l'avaient fait avec Hervé Deltel, ils tranchent la gorge des deux victimes et, tandis que le sang coule à flots, ils placent leurs bouches sur les plaies béantes et absorbent des gorgées du liquide qui s'échappe. (C'est pourquoi la presse, au courant des détails plus tard, parlera de l'affaire «des buveurs de sang de Saint-Pierre»). Ils emplissent deux fioles.


«Ce comportement sans nom, cette bestialité, ne leur suffisent pas. A l'horreur ils ajoutent l'odieux en souillant le cadavre de Mme Robert.

«Laissant sur place la grosse lampe allumée, les trois monstres s'installent dans la salle à manger et, tranquillement, consomment les restes du repas de leurs victimes avant de se livrer au pillage de la maison. Soixante livres de riz, trois kilos de savon, de la morue, des vêtements, des bagues et des bracelets en or, de multiples objets, dont la layette (Mme Robert était enceinte) sont emportés par eux.»

On sait comment les brutes se sont fait prendre.

La population du Sud respire à l'annonce de leur arrestation. Les criminels vont répondre de leurs actes devant la loi et il est à prévoir que, devant la cour d'assises de Saint-Pierre, les jurés se montreront sévères. Non seulement en raison de l'atrocité des actes qui leur sont reprochés, mais aussi pour se libérer d'une peur trop longtemps contenue.

Ce sera en effet le cas, et il ne faudra pas moins de deux procès, et d'un recours en grâce avant que la justice n'ait fini de se prononcer.

 

Aussitôt les arrestations effectuées, la «Patrie Créole» du 5 janvier 1910 écrit:

«Nous sommes d'avis que plusieurs têtes soient impitoyablement livrées à la vindicte sociale. Le sang des trop nombreuses victimes crie vengeance, il faut que les principaux criminels expient durement leurs fautes. Et c'est le châtiment suprême qu'il convient de leur appliquer dans la circonstance, pour qu'un exemple salutaire soit fait et donné à ceux qui songeraient à constituer, chez nous, une nouvelle armée du crime.»


Nous sommes à une époque où on croit encore à l'exemplarité de la peine. Les sentences prononcées n'empêcheront pas, bien sûr, que d'autres bandes continuent à sévir à la Réunion, bien qu'aucune d'entre elles ne parvînt jamais à la célébrité qui fut celle de la bande de Saint-Ange.

Au cours de l'instruction, Sitarane et Fontaine, après de nombreuses dénégations, ont commencé à entrer dans la voie des aveux. Aveux mitigés, reponses vagues, Jusqu'au jour où, surmontant la crainte qu'ils en ont, ils finissent par accuser Saint-Ange d'être l'instigateur des crimes et des vols. Il paraît que, de sa cellule où il se trouvait en détention préventive, Saint-Ange aurait fait dire à ses complices de l'innocenter. Une fois libre, lui se chargerait alors de les faire libérer par la vertu de ses pouvoirs magiques. Mais ni Sitarane, ni Fontaine n'auraient obtempéré à l'ordre. Ce dernier point, toutefois, ne peut être prouvé et appartient à la «légende Sitarane» comme de nombreux autres. Ainsi en est-il de la mystérieuse apparition près de la boutique de Mardé ou de l'affaire de la voyante. Dans ce dernier cas, toutefois, il est certain que la description de la grotte donnée par M. Choppy sur les indications de la voyante était tout à fait conforme à ce que les enquêteurs ont découvert par la suite...



«C'EST POUR LE DIABLE !»


Le procès débute le 2 juillet 1910 devant la Cour d'assises de Saint-Pierre, présidée par M. Auber. Les assesseurs sont MM. Clayssen, Motais et Hucher, tandis que M. Lassocki est au Ministère public (l'accusation). Les défenseurs des bandits sont les avocats Choppy, Le Vigoureux et Sanglier.

 

Le «Nouveau Journal» du 3 juillet 1910 décrit ainsi les principaux accusés:

«D'abord Sitarane, la brute sanguinaire, d'une taille élevée (ceci est faux, mais la légende veut que Sitarane fût de grande taille !), les yeux aux globes jaunâtres, striés de veinules sanglantes.

«Emmanuel Fontaine, un solide gaillard à tête énorme, qui est visiblement affaissé. Ses regards se fixent obstinément par terre.

«Saint-Ange, dit Calendrin (autre erreur), le chef de la bande, le sorcier qui endort les gens même à travers les murailles, et qui sait, surtout, montrer comment on frappe les victimes à un endroit «tendre»...»


Devant les jurés, les accusés commencent par revenir sur leurs aveux, prétendant que leurs réponses leur ont été dictées par les policiers qui les interrogeaient. Mais trop de détails de leurs aveux ne pouvaient être connus des agents, comme les précisions données par les malfaiteurs lors de la reconstitution des crimes sur les lieux où ils ont été commis. Sitarane, Fontaine et SaintAnge s'accusent alors mutuellement, chacun prétendant n'avoir été que témoin. Il faudra finalement aux juges et aux jurés beaucoup de patience pour reconstituer tous les faits et parvenir à établir leur opinion au milieu de ce fatras de demi-aveux, de réponses à moitié formulées, dont voici quelques exemples, tirés du «Nouveau Journal» du 3 juillet 1910 et des jours suivants :


«Sitarane : Ce couteau n'est pas à moi... Il appartient à Fontaine. Je l'ai eu entre les mains, mais c'est Fontaine qui me l'a prêté pour couper des aloès. Je ne sais pas tuer. Après avoir coupé des aloès j'ai rendu le couteau à Fontaine...»


Finalement, devant les questions inlassablement répétées par le président du tribunal, les assassins finissent par avouer. Le «Nouveau Journal» du 4 juillet 1910 rapporte ainsi les aveux de Sitarane, au nombre desquels d'horribles détails s'ajoutent à ceux que nous connaissons déjà:

«J'ai porté plusieurs coups de couteau à Deltel. J'ai agi ainsi parce que certainement Saint-Ange et Fontaine m'auraient tué si je ne l'avais pas fait...

«M. et Mme Robert dormaient profondément. Fontaine et SaintAnge, qui avaient de grands couteaux à la main me menacèrent. J'ai dû obéir. J'ai frappé M. Robert à l'endroit que m'indiquait SaintAnge comme étant le plus tendre, à la tempe. La femme s'est réveillée... Elle a demandé à faire sa prière. Au moment où elle était à genoux, je l'ai frappée avec une barre de fer. Elle est morte... C'est Saint-Ange qui monta dans le lit et profana Mme Robert en disant: «ça, c'est pour le diable !»


Ce premier procès dure huit jours et sa conclusion est racontée par M. Henri Négrel :

«Huit jours de longs débats et les jurés se retirent pour délibérer sur la question de la culpabilité. Selon la loi alors en vigueur, les jurés statuaient seuls sur les questions de fait. La Cour ne siégeait avec les jurés que pour tirer les conclusions légales de la décision de ces derniers, c'est-à-dire pour décider de la peine à appliquer.

«La réponse du jury était affirmative sur tous les points.

«L'atrocité montrée par les accusés, la souillure infâme infligée au cadavre de Mme Robert, avaient rendu le jury inexorable.

«Eu égard aussi à la longue terreur qui avait régné sur la région de Saint-Pierre, impressionnés peut-être par la véritable explosion de haine populaire qui s'était manifestée pendant les huit jours de débats, les jurés refusèrent toute circonstance atténuante aux cinq complices qui n'avaient ni tué, ni participé aux meurtres, ni aux deux femmes qui n'avaient fait que recéler.

«Le jeune X... lui-même, malgré ses 14 ans, ne bénéficiait ni de leur clémence, ni de leur pitié.

«La Cour, liée par ce verdict, ne peut qu'appliquer la loi dans toute sa rigueur et prononcer huit condamnations à mort. La concubine de Sitarane et sa fille, concubine de Fontaine, étaient condamnées à dix années d'emprisonnement.»

 

Ce verdict est on ne peut plus sévère, si sévère que le représentant du Ministère public lui-même, consulté sur cette décision, estime que certaines condamnations prononcées doivent être reportées. De toute façon, le procès est bientôt cassé pour vice de forme.



«VI CRÈVERA COMME UN COCHON!»


Le 15 septembre 1910, la Cour de cassation rend un arrêt annulant la procédure suivie devant le tribunal de Saint-Pierre, et renvoie l'affaire devant la Cour d'assises de Saint-Denis. Le second procès s'ouvre le mercredi 7 décembre 1910 pour se terminer le 13 décembre.

Nous nous reportons là encore au texte de M. Henri Négrel, lequel, par ses fonctions au Parquet, a eu accès à toutes les pièces judiciaires concernant cette affaire (il n'existe pas de «dossier Sitarane» dans les depôts de la Justice aux Archives a Réunion) :

'Audiences interminables rallongés par l'insolence des accusés. Exception faite des deux femmes et jeune x..., tous trois profondément accablés, les autres ont repris confiance dans la toute puissance de Saint-Ange et de ses sortilèges. Ils demandent un pourvoir en cassation.

Ils nient tous, ils ne savent rien. Ont été battus et ont dû reconnaitre ce qu'on voulait pour faire cesser les coups.

Ils ponctuent la déposition du commissaire de police qui a mené quête par une bordée d'injures. Si les témoins sont interpellés ; Ils sont traités de menteurs. Sitarane s'en prend particulièrement au médecin légiste: «Vi crève comme un cochon.» Il foudroie du regard et injurie sa concubine qui répète aux jurés les confidences qui lui ont été faites sur les crimes. Sitarane crie: «Menteur ça !». La malheureuse, terrorisée, s'enfuit à sa remarque et le Président dut la rappeller tandis qu'il menaçait d'expulser Sitarane, fou furieux.

 

La salle, indignée, est de plus en houleuse. Partout on ne parle de guillotine. Pendant toute la semaine qu'avaient duré les débats, une foule bruyante avaiit envahi la rue du Palais de justice... La moitié de Saint-Denis est dans les rues, : surtout pour assister à la lente procession qui menait les accusés de la maison d'arrêt à ce qu'on appelle «les Tamarins».

Nous lisons dans un journal :

Une foule compacte envahit la rue du Conseil depuis la prison centrale jusqu'au palais de justice. Toutes les classes de la société. Les barreaux sont occupés. Bien plus qu'un jour d'élections ou de procession. La foule emboîte le pas, dense, compacte, très animée. De nombreux cris, des huées sont lancées à l'adresse des accusés, enchaînés deux par deux, séparés par des gendarmes et des agents.»

«Deux gendarmes à cheval déblayent la rue. Deux àutres caracolent derrière, maintenant un espace vide d'une trentaine de mètres, mettant ainsi les gendarmes à pied, les agents et les condamnés à l'abri des jets de galets.

«Sitarane, furieux, lance des injures à ceux qui le menacent et lui font signe de lui trancher le cou. Il déclare au service d'ordre: «Largue à moin un peu, va voir si mi tue pas encore un ou deux !» Les autres accusés enfoncent leurs chapeaux jusqu'aux yeux et baissent la tête, tandis que les deux femmes pleurent et tremblent de frayeur.

«Chaque jour, la même foule hostile accompagne les accusés contraints d'accomplir le trajet à pied faute de voiture cellulaire. La même sinistre mélopée rythme leur marche, tant à l'aller qu'au retour: «La tête! La tête! La guillotine tout de suite !» Des cris fusent à l'adresse du service d'ordre: «Lâchez-les, ils n'iront pas loin!»

 

Dans son réquisitoire, le représentant du Ministère public nuance les condamnations qui, selon lui, doivent être prononcées. Présentant Saint-Ange pour ce qu'il était en réalité, malgré ses dénégations, à savoir le chef de la bande et donc, le plus dangereux, il réclame contre lui la peine de mort. Il demande la même punition à l'encontre de Sitarane et Fontaine, et des peines d'emprisonnement graduées envers les autres. Le verdict est rendu dans la soirée du 13 décembre 1910 :

-Sitarane, Fontaine et SaintAnge sont condamnés à mort.

-Cinq de leurs complices sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité.

-Les deux femmes et le jeune homme sont acquittés. Le tribunal avait tenu compte du fait que leur participation aux vols avait été minime, et que la détention qu'ils subissaient depuis un an était une peine suffisante.



SAINT-ANGE GRACIE !!!


Mais cette affaire n'est pas encore terminée.

Après ce second procès, les condamnés intentent un nouveau pourvoi en cassation. Avant de transmettre le dossier à Paris, le Parquet de Saint-Denis demande l'avis du Conseil privé du Gouverneur, lequel conclut à l'exécution sans restriction du verdict.

Le dossier est transmis à Paris par le courrier maritime du 1er janvier 1911. Au cas où la Cour de cassation rejetterait le pourvoi (ce qui est à prévoir puisque cette fois aucun vice de forme n'entache la procédure), le dossier sera alors transmis directement au président de la République qui peut faire usage de son droit de grâce en cas de condamnation à mort.

La réponse revient de Paris par «L'Oxus», le 18 juin 1911. Grande est la surprise: le ministre des Colonies informe le Gouverneur que le président de la République a commué en peine de travaux forcés à perpétuité la condamnation à mort... de Saint-Ange! C'est incompréhensible, mais c'est ainsi: le chef de la bande, le plus dangereux, a sauvé sa tête!

Sitarane et Fontaine passent à l'échafaud le mardi 20 juin 1911 à Saint-Pierre. Afin d'éviter l'afflux de spectateurs, la police et la gendarmerie n'ont donné que peu de publicité quant aux dates. Mais des bruits courent, et une certaine foule sera là quand même, ainsi que le reporter de «la Patrie Créole» qui écrit, le 22 juin 1911 :

«A minuit et quelques minutes, le train spécial transportant les condamnés, les bois de justice et la troupe, stoppait vis-à-vis de la rue de la Cayenne. Sitarane et Fontaine, étroitement ligotés et solidement encadrés, furent aussitôt conduits en cellule où ils attendirent séparément l 'heure fatale.

«A quatre heures et quelques minutes je quittai ma petite paillote du bord de mer et, grâce à mon coupe-file, je pénétrai aussitôt dans la prison.

«Un service d'ordre parfaitement organisé et auquel collaboraient la police, la gendarmerie et la troupe barrait la voie publique sur vingt cinq mètres environ, de chaque côté de la porte d'entrée, isolant ainsi un large espace au centre duquel l'échafaud dressé minutieusement sitôt l'arrivée du train, profilait sa haute silhouette, sous une pâle clarlunaire, filtrant à travers un rideau de nuages assez épais.»



«JE DETOURNERAI LA TÊTE...»


«Une foule compacte, grouillante, silencieuse cependant, était massée derrière le cordon formé par les troupes. Les arbres, même ceux qui, de très loin, dominaient la scène, portaient sur chaque branche des grappes de curieux.

«Les murs du cimetière, façade Ouest, en étaient également couverts.

«Avec l'autorisation municipale, une brèche avait été pratiquée dans ce mur, situé à quelques pas de l'échafaud, afin de permettre d'inhumer le plus rapidement possible les deux décapités.

«J'entre et je rencontre, se promenant de long en large dans l'allée principale, M. Dioré de Périgny, délégué par le maire pour le représenter et qui, de concert avec le Procureur de la république avait, dès la veille au soir, arrêté toutes les mesures à prendre.

«Je le salue. Il me paraît nerveux. «Assisterez-vous à l'exécution, monsieur le conseiller-délégué?

«Non, je ne veux pas voir tomber ces têtes malgré les crimes atroces commis par ces bandits... Je détournerai la tête quand le couperet tombera.

«Nous nous quittons. Je continue à m'avancer. Une pluie pénétrante commence à tomber.

«Dans le greffe de la prison se tiennent le Procureur de la république, le Président du tribunal, le directeur des prisons et d'autres personnes... M. le curé Delpoux et son vicaire, M. Bourges, stationnent intrépidement dans la pluie. M. le curé m'annonce qu'Emmanuel Fontaine a demandé une messe qui allait être dite. J'y assisterai.

«Les deux condamnés ne tardent pas à être extraits de leurs cellules. Ils sont dirigés vers une chambre où l'on a improvisé une chapelle: une petite table tient lieu d'autel. Tête basse, Fontaine, qui a beaucoup pleuré et qui n'est plus le Fontaine gros et gras des Assises, suit le service. Sitarane penche lamentablement la tête. Il a conservé sa physionomie bestiale, mais il a étonnamment maigri.

«L'heure avance. La pluie tombe par courtes averses.

«Il est maintenant six heures. Le temps semble s'éclaircir. Quelques ordres sont donnés. Nous nous portons immédiatement à l'entrée de la prison et je me place à quelques mètres de l'échafaud (rappelons que la prison est proche du cimetière, dans la rue qui en longe le mur Ouest), non loin d'un ami qui porte un parapluie qui m'évitera d'être inondé dans un moment.

«Six heures et demie. Un silence pèse sur toute cette foule. Les têtes sont tendues vers la porte intérieure par laquelle sortira Sitarane.

«Cette porte s'ouvre tout à coup. Un groupe qui marche très lentement s'avance.



«TIEN BO LI KÈR !»


«Sitarane est au milieu. Près de lui se tiennent, l'encourageant de leurs pieuses exhortations, les deux prêtres. M. Delpoux tient un crucifix à la main. (M. Henri Négrel rapporte que quatre mois plus tôt, le redoutable bandit avait tenté de se suicider par pendaison puis avait demandé à recevoir le baptême).

«Sitarane est ému. A six mètres environ de l'échafaud, il lève la tête, aperçoit le couperet que l'on vient de hisser au sommet de l'échafaud et s'arrête brusquement.

«On l'entraîne. Il pousse un long cri de bête blessée, un hurlement de fauve à l'agonie. Pendant qu'on le lie et bride de courroies sur la bascule, il entonne en langue comorienne (erreur courante et qui persistera : nombreux sont ceux qui croient que Sitarane est un Comorien !), avec des intonations rauques, son chant de mort.

«Quelque vision du pays natal, de son enfance dans sa sauvage patrie, le hante alors.

«On le bascule. Le bourreau, un nommé M..., fait jouer une ferraille. Le couperet tombe avec un bruit sourd, un choc léger se produit, puis un long glouglou se fait entendre. C'est le sang qui coule à gros bouillons des carotides brusquement sectionnées.

«En un tournemain, le cadavre est débarrassé de ses courroies et placé dans une caisse de son que des gens emportent très vite, par la brèche du mur du cimetière.»

Une légende persistante, irréducible, veut que Sitarane ait parlé en avançant vers l'échafaud. Il aurait dit à Fontaine qui pleurait et se débattait: «Tien bo li kèr

Or, d'une part, les deux condannés ont été conduits séparément vers l'échafaud, comme cela se produit toujours. D'autre part, aucun chroniqueur n'en fait état dans son compte rendu. M. Henri Négrel lui-meme, qui a pourtant eu acces a tous les documents concernant cette affaire, n'en fait aucune mention.

De même, il se trouva pendant très longtemps des personnes pour affirmer qu'une fois sa tête tombée, Sitarane l'aurait saisie dans ses mains!

La légende de Sitarane est ainsi abondamment fournie en anecdotes de la même eau...

 

«Le sinistre instrument de mort est armé de nouveau, poursuit le reporter de la «Patrie Créole». Le couperet, taché de sang, se détache nettement entre les deux montants.

«La veuve est prête pour un nouvel amant.

«C'est une loque humaine. Une pâleur livide, aussi complète peut-être que celle que je constatai en frissonnant sur les faces terreuses des époux Robert, est répandue sur ses traits qui suent l'épouvante.

«On le porte presque sur la bascule. M. l'abbé Delpoux lui approche des lèvres un crucifix qu'il embrasse fortement, longuement.

«Le corps se renverse en avant. Le couperet descend...

«Fontaine, au moment de la chute du couperet, a contracté ses muscles dans un effort surhumain et a réussi à faire jouer son cou dans la lunette.

«Il en était résulté que le couperet a tranché sa nuque presque obliquement, entaillant l'os du menton.

«La tête pend, retenue par un petit lambeau de chair qu'un coutelas tranche très

vite.

«Le corps est prestement enlevé. Quelques minutes ont suffi pour ces deux exécutions...»


Les deux suppliciés sont enterrés dans la même tombe, tout près du mur Ouest du cimetière de Saint-Pierre.

Sitarane est mort. Commence sa légende. Et son culte!




La «Patrie créole» du 21 juin 1911. Les journaux de la colonie raconteront par le menu le trajet des condamnés jusqu'à Saint-Pierre et donneront tous les détails sur l'exécution de Sitarane et Fontaine.




LE CULTE DE SITARANE


On vénère à la Réunion un saint qui n'a jamais existé et qui s'appelle Saint-Expédit. Mais cette croyance fait partie des rites observés par de nombreux catholiques réunionnais. Il s'agit d'un culte pieux... et inoffensif.

Il n'en est pas de même pour Sitarane.

On l'a vu, la légende qui entoure le récit de ses exploits macabres est tenace. Les anecdotes sont nombreuses... et fausses. On prête au Mozambiquais des dizaines de crimes qu'il n'a jamais commis, comme si les trois meurtres ne suffisaient pas à en faire un personnage hors du commun et redoutable. Mais il y a plus!